Édith Stein, philosophe crucifiée
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Joachim Boufflet, Édith Stein, philosophe crucifiée (Presses de la Renaissance, Paris, 1998, 284 pages)
La canonisation d'Édith Stein par Jean-Paul II le 11 octobre 1998 – pas toujours perçue comme "politiquement correcte" – invite à se pencher sur une personnalité hors du commun : juive, philosophe, militante féministe, professeur, elle se convertit, entre au Carmel et meurt martyre. Si des livres paraissent régulièrement sur Édith Stein et si ses œuvres sont en cours de traduction , il faut reconnaître qu'une biographie détaillée manquait encore. Joachim Boufflet vient avec bonheur combler ce vide.
Ce qui frappe, à la lecture de ce parcours multiforme, c'est l'unité d'une vie guidée par la vérité, une vérité passionnément recherchée puis vécue.
On connaît peu de choses de son enfance : elle est née à Breslau, en Silésie [sud de la Pologne actuelle], le 12 octobre 1891, jour, cette année-là, du Yom Kippour, le Grand Pardon. Sa mère y vit un signe d'élection. Édith a 19 mois lorsque meurt son père, laissant sept enfants. La petite dernière révèle très vite de grandes capacités intellectuelles : outre sa langue maternelle, elle parlera couramment le français, l'anglais, l'espagnol et lira le latin, le grec et l'hébreu. À ses qualités naturelles – "très chaleureuse, très gaie, avec un merveilleux sens de l'humour (…) ses beaux yeux gris (…) et au menton une mignonnette fossette" -, elle joint une modestie, un tact et une réserve qui évitent à la surdouée le piège de la suffisance et de l'arrogance. Jamais elle ne fera étalage de ses connaissances.
Malgré une mère très pieuse à qui elle voue un amour sans bornes, elle tombe dans l'athéisme – le "péché d'athéisme radical", comme elle le qualifiera plus tard – et se jette avec passion dans les études. L'Université s'ouvrait tout juste aux femmes, mais jamais elle ne pourra obtenir de chaire d'enseignement : ce n'était pas encore entré dans les mœurs. Elle s'engage dans la phénoménologie, derrière le célèbre Edmund Husserl, à Göttingen, milite pour le droit de vote des femmes et épouse les idées libérales prônées par le parti démocrate. Ces engagements, loin de la combler, la conduisent à un désespoir si noir que la tentation de mourir l'envahit : "Pour la première fois de ma vie, j'étais confrontée à quelque chose dont je ne pouvais pas venir à bout par ma seule volonté" (p. 73). Le fait religieux commence alors à la préoccuper : elle observe, veut comprendre : les réponses toutes faites – "Dieu est esprit. On ne peut en dire davantage " – ne la satisfont plus.
Quand éclate la première guerre mondiale, son caractère entier la pousse à s'engager comme aide médicale volontaire : elle recevra de la Croix-Rouge la médaille de la bravoure. C'est à cette époque qu'elle s'éprend de son condisciple Hans Lipps : son amour, sans espoir de réciprocité, lui fait entrevoir "le mystère de communion qu'implique tout amour véritable, d'où jamais la souffrance n'est exclue" (p. 85).
Démobilisée, elle reprend ses études et rédige sa thèse en deux ans à peine, devenant, en 1917, la seule femme docteur en Allemagne.
Invinciblement, le christianisme l'attire. La souffrance sereine d'une amie récemment convertie, à l'annonce de la mort de son mari, la bouleverse : "Ce fut ma première rencontre avec la Croix, avec la force divine qu'elle confère à ceux qui la portent. Pour la première fois m'apparut visiblement l'Église, née de la Passion du Christ et victorieuse de l'aiguillon de la mort. A l'instant même mon incrédulité céda, le judaïsme pâlit à mes yeux, tandis que la lumière du Christ se levait dans mon coeur : le Christ dans le mystère de la Croix" (p. 19). La lecture de la Vie de sainte Thérèse d'Avila achève de faire tomber les écailles de ses yeux : "Quand je fermai le livre, je me dis : c'est la vérité" (p. 22). Le sacrement de baptême lui est conféré le 1er janvier 1922.
L'ascension d'Édith est alors fulgurante. Elle comprend qu'ouverte à la lumière éternelle, son intelligence humaine pourra s'élever jusqu'aux plus hautes vérités, à condition de renoncer à sa volonté propre, à ses projets, à ses aspirations, laissant Dieu la saisir de l'intérieur, et à condition de mettre sa raison au service de la foi. Le don d'elle-même est total et "le don de soi à Dieu est en même temps don de soi à toute la création" (p. 113). Elle brûle de le concrétiser au Carmel, mais son entrée est retardée par ses directeurs spirituels. Elle obéit, adoptant d'emblée l'attitude de l'abandon confiant.
Elle obtient un poste de professeur chez les dominicaines de Spire : ses qualités de pédagogue, sa douceur et son indéfinissable rayonnement la font apprécier, tant des religieuses que des élèves. Diverses associations catholiques d'enseignantes la sollicitent pour des conférences, qui l'amènent à approfondir sa réflexion sur la place de la femme, non seulement au coeur d'une société en pleine évolution, mais aussi au cœur de l'Église. On notera sa position tout à fait contestable – Jean-Paul II l'a réaffirmé – que la femme prenne part au ministère consacré au même titre que l'homme : "La situation actuelle, affirme-t-elle, est une régression par rapport aux premiers âges de l'Église où, en qualité de diaconesses, les femmes exerçaient des fonctions ministérielles " (p. 150). Plusieurs textes synthétisent sa pensée sur la femme : Les voies du silence intérieur, Formation et vocation de la femme, Les bases de l'éducation des femmes.
Parallèlement, elle mène à bien des travaux philosophiques qui lui valent une renommée européenne : se dégageant partiellement de la phénoménologie et de son principe de stricte objectivité, elle évolue vers le thomisme avec la tradution du De Veritate et la publication de son œuvre majeure, Être fini et Être éternel : son thomisme déroute cependant plus d'un ; Jacques Maritain le jugera "peu orthodoxe", même s'il avoue n'avoir jamais oublié "l'intelligence et la pureté qui illuminaient le visage d'Édith Stein".
C'est bien malgré elle en fait que ses études la détournent d'une vie qu'elle voudrait consacrer à la prière. L'heure du Carmel sonne enfin. Les derniers moments en famille sont douloureux, face à l'incompréhension des siens, hormis sa sœur Rosa qui, à sa grande joie, découvre aussi le Christ. Aux premières vêpres de la fête de sainte Thérèse d'Avila, le 14 octobre 1933 au soir, elle franchit les grilles du Carmel de Cologne, où elle reçoit le nom de Sœur Thérèse Bénédicte de la Croix.
Laissons-nous pénétrer, par quelques citations, des traits saillants de sa spiritualité :
- Intériorité : "Le rayonnement de l'être vient du plus intime de lui-même (…). Plus une personne vit retirée dans le fond de son âme, plus fort est ce rayonnement qui émane d'elle, attirant les autres" (p. 172) ;
- Voie d'enfance : "L'enfance spirituelle consiste à devenir petit, et en même temps à devenir grand. La vie eucharistique consiste à sortir totalement de l'étroitesse de sa propre existence pour naître à l'immensité de la vie du Christ" (p. 239) ;
- Abandon : "L'abandon de notre volonté, c'est ce que Dieu attend de chacun de nous (…). Ce don est à la mesure de notre sainteté. Il est en même temps la condition pour l'union mystique" (p. 224). "Nous devons être des serviteurs inutiles et nous tenir dans la grâce" (p. 170).
Spiritualité qui culmine dans l'oblation. Dès 1930 elle avait pressenti les dangers du nazisme. Au pied de la croix, elle comprend que Dieu l'appelle à prendre en partage le destin du peuple d'Israël : "Je suis une petite Église" (p. 248) qui s'offre en victime : "Dès à présent, j'accepte la mort que Dieu m'a destinée, avec joie et dans une totale soumission à sa très sainte volonté. Je prie le Seigneur de bien vouloir agréer ma vie et ma mort (…) en expiation pour le refus de foi du peuple juif" (p. 255).
Elle entre dans la voie des plus intimes purifications de l'âme, à l'imitation de saint Jean de la Croix, sur l'oeuvre de qui ses supérieures lui ont demandé de travailler (elle s'attelle à un dernier ouvrage, La Science de la Croix, qui demeurera inachevé). Sa sœur Rosa l'a rejointe au Carmel comme tertiaire séculière. Les mesures nazies contre les Juifs se durcissent et les obligent à se réfugier au Carmel d'Echt aux Pays-Bas en 1938. Leur famille s'est dispersée : plusieurs frères et sœurs ont pu gagner les États-Unis ; deux mourront en camp. Le 2 août 1942, ordre est donné d'arrêter tous les religieux non aryens. Les deux sœurs sont dirigées vers Auschwitz, où elles seront tuées quelques jours plus tard, le 9 août vraisemblablement (J. Boufflet affirme – mais le fait n'est pas avéré, semble-t-il – qu'elles ont été gazées).
Par ce martyre prend toute sa dimension ce que confiait un jour Édith : "Vous ne pouvez imaginer ce que signifie pour moi d'être fille du peuple élu : c'est appartenir au Christ, non seulement par l'esprit, mais par le sang" (p. 264).
Nous n'avons donné qu'un aperçu de ce livre qui vaut la peine d'être lu dans le détail. Son auteur s'y montre respectueux des faits et de leur complexité. Surtout, il laisse parler Édith et ceux qui l'ont connue. En ne plaquant pas une théorie philosophique ou religieuse, comme c'est le cas de certains biographes d'Édith Stein qui cherchent à tirer la sainte dans leur sens, Joachim Boufflet fait preuve des qualités d'un bon historien.
Brigitte PIPON
Extrait de Sedes sapientiae, Société Saint-Thomas-d'Aquin, Chemeré-le-Roi, 1999, n° 67, p. 85-90
1 Notamment aux Editions Ad Solem.
2 Page 41. Il manque au livre de J. Boufflet une iconographie. À ce point de vue, le fascicule Edith Stein, la folie de la croix, de Waltraud Herbstrith et Marie-Dominique Richard (Ed. du Signe) complètera agréablement cette biographie.
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